Ce
qui rend la soul music
tellement belle, tellement fondamentale, et ce qui la rend finalement
immortelle, c'est sans doute qu'elle résiste à toutes les
tentatives de définition musicologique. À l'instar du blues, qu'on
ne peut réduire à d'hypothétiques notes bleues et qui ne peut se
jouer que si on le ressent, il a fallu donner un nom qui dépasse le
seul cadre du style à cette musique hybride, fruit des noces impies
entre la musique du diable – le blues – et la musique
d’Église elle étouffait sous le terme bien trop technique
de R'n'B (rhythm and blues) qu'on
lui avait un temps accolé. La soul est un souffle, et elle
s'infiltre dans tous les genres qu'elle approche. Le blues n'est pas
une suite d'accords, et la musique de l'âme n'est pas du blues
rythmé ou du gospel profane. Les deux sont un rapport à la musique,
c'est à dire un rapport au monde et une manière de le partager.
S'il
est bien une figure qui incarne à elle seule cette magie
indéfinissable qui s'affranchit de la forme pour parler de cœur à
cœur, c'est Donny Hathaway, lui qui n'a cessé, dans ses trop brèves
années d'activité, de s'affranchir des figures imposées de la soul
traditionnelle, y injectant jazz et musique classique, rythmiques
latines et thèmes country, explosant les formats single
dans des morceaux qui dépassaient parfois les dix minutes,
reprenant des standards de la pop blanche ou composant des pièces
uniquement orchestrales... Et pourtant, la soul est là,
omniprésente, dans chaque son qui s'échappait de sa gorge ou de ses
claviers, dans chaque mélodie qu'il écrivait ou improvisait. Il
était habité. Il faisait de sa douleur un chant universel, de son
insondable tristesse des notes d'espoir. Et plus il semblait
s'éloigner des rivages de la soul, plus elle irradiait, profonde et
lumineuse.
Il
faut dire qu'elle avait toujours fait partie de lui, qu'il la
respirait avant même de savoir parler. Né en 1945 à Chicago, il
grandit dans un ghetto de Saint Louis, élevé par une grand-mère
star locale du gospel qui lui enseigne le piano et l'art des
spirituals, faisant de
Donnie Brits, 3 ans, le plus jeune choriste d’Église du pays.
Mais c'est sa virtuosité de claviériste qui lui permet d'intégrer
plus tard la prestigieuse université Howard à Washington où il
étudie la musicologie, découvre avec ravissement la musique
classique, Beethoven et Bach en tête, et se lie d'amitié avec une
camarade d'école, Roberta Flack. Véritable prodige, compositeur,
arrangeur, ingénieur du son, pianiste d'exception, il quitte la fac
avant même d'obtenir son diplôme, trop impatient de vivre de ses
dons, et intègre dès 1967 l'écurie ATCO, sous-division d'Atlantic
Records. Il écrit, compose et enregistre pour les plus grands :
Aretha Franklin, Jerry Buttler, les Staple Singers, avant de
rejoindre les Mayfield Singers de l'immense Curtis. Sidérante
ascension qui le voit tutoyer les plus grands sa vingtaine à peine
fêtée.
En
1970, il sort son premier single comme auteur-compositeur-interprète.
Et ce n'est autre que le monumental "The Ghetto", chef
d’œuvre indépassable de la musique africaine-américaine qui
réunit déjà tout ce qui fera le style Hathaway : une voix
d'une pureté enfantine mais tout aussi puissante que délicate, des
arrangements riches, complexes, qui donnent à ses compositions une
ampleur orchestrale, une prédilection pour le call and
response hérité de l’Église
– et avant elle des chants de travail –, l'espace
laissé aux improvisations instrumentales – son clavier le
premier –, une conscience sociale affirmée mais sans jamais
laisser de côté la beauté... Il rencontre un certain succès (mais
seul le temps consacrera "The Ghetto" comme l'hymne soul
qu'on connaît aujourd'hui) et sort son album, "Everything Is
Everything", une pure merveille, comme tout ce qui nous reste de
lui : 3 albums sous son nom propre, une splendide bande
originale de film avec Quincy Jones, un live
qui compte parmi les plus émouvantes captations de concert jamais
publiées, et un album en duo avec sa sœur de cœur Roberta Flack,
sorti triomphalement en 1972, le propulsant au panthéon des idoles
soul.
Mais
Donny Hathaway porte en lui une malédiction qui vient le frapper au moment où les sommets s'offrent à lui. Diagnostiqué schizophrène à tendance
paranoïaque, il est harcelé par des voix intérieures, sombre dans
la dépression, multiplie les allers-retours en hôpital
psychiatrique. Les traitements parviennent par moments à le
"stabiliser" mais il ne les respecte pas à la lettre. Il
s'isole de plus en plus, Roberta Flack finit par l'abandonner, il se
mure dans un interminable silence musical – plus de 5 ans – dont n'émerge que le poignant album "Extension Of
A Man" en 1973. Lueur dans ce tunnel infernal, il retrouve Roberta Flack pour en 1978 pour enregistrer un nouveau tube planétaire qui devait déboucher sur un autre album commun. Mais au
cours d'une session, il se pointe au studio dans un état de grande
confusion, épuisé, persuadé que les Blancs sont à ses trousses,
qu'ils veulent le zigouiller et qu'ils ont branché son cerveau sur
une machine pour lui voler sa musique, absorber le son dont lui seul
a le secret. Au point qu'on doit le renvoyer à son hôtel prendre du
repos. Qui sera éternel, une chute de 15 étages depuis la fenêtre
de sa piaule l'emportant loin de ses souffrances.
Ce
parcours foudroyé explique en partie que Donny Hathaway ait si longtemps été le grand oublié de la musique noire. Son œuvre
sophistiquée, parfois jugée trop compliquée ou grandiloquente, ne
cesse pourtant de résonner, inestimable, révolutionnaire, d'une
générosité et d'une sensibilité sans pareille. Et c'est encore à
la génération hip-hop qu'on doit son sacre tardif, tant les plus
grands producteurs sont allés s'abreuver à sa source, modeste en
quantité mais inépuisable en réalité, entre breakbeats au funk
parfait, cordes aériennes et voix divine. Influence revendiquée de
la vague neo soul
aussi : de Lauryn Hill à D'Angelo, d'Amy Winehouse à Justin
Timberlake, tous et toutes l'élèvent au rang de Marvin Gaye, Curtis
Mayfield ou Stevie Wonder, de ceux qui ont changé leur vies.
Ce monde, qui lui était si lourd, serait moins vivable si l'âme d'Hathaway ne s'y était attardé le temps de quelques déchirants soupirs et enivrants appels.
Ce monde, qui lui était si lourd, serait moins vivable si l'âme d'Hathaway ne s'y était attardé le temps de quelques déchirants soupirs et enivrants appels.
La Playlist : Samples & Covers
Tracklist
01. Donny Hathaway – Little Ghetto Boy
02. Wu-Tang Clan - Little Ghetto Boys feat. CappaDonna
03. Dr. Dre - Lil' Ghetto Boy
04. John Legend & The Roots - Little Ghetto Boy
05. Roberta Flack & Donny Hathaway - Be Real Black for Me
06. M.O.P. - World Famous
07. Scarface - On My Block
08. John Lennon - Jealous Guy
09. Donny Hathaway - Jealous Guy (Live)
10. Chance The Rapper – Juice
11. Glady's Knight And The Pips - Giving Up (Mono)
12. Donny Hathaway - Giving Up
13. Sunz Of Man - Illusions (feat. Masta Killa)
14. Sticky Fingaz - The Whole Damn New York
15. PMD x Ärsenik - B-boy Stands
16. Ab Soul - Black Lip Bastard
17. Donny Hathaway - Voices Inside (Everything Is Everything)
18. Geto Boys - Bring It On
19. Delinquent Habits – Juvy
20. Donny Hathaway - Voices Inside (Live)
21. Earth, Wind & Fire - Everything Is Everything
22. Donny Hathaway - Magnificent Sanctuary Band
23. Artifacts – Whayback
24. Bahamadia - Total Wreck
25. Fabe - Joe La Monnaie
26. NTM - Paris Sous Les Bombes
27. Black Moon - Six Feet Deep
28. Buckshot & Rock (Heltah Skeltah) - Eye Of The Scorpio
29. Donny Hattaway - Valdez In The Country
30. Warren G - My Momma (Ola Mae)
31. Madlib - Episode VIII
32. Leon Russel - A Song for You
33. Donny Hattaway - A Song For You
34. Common Sense - Retrospective For Life (feat. Lauryn Hill)
35. Bizzy Bone - A Song For You (ft. Chris Notez & DMX)
36. Sinik - Mon Pire Ennemi
37. Donny Hathaway - Someday We'll All Be Free
38. Jay Z – Legacy
39. The Gift of Gab - Hold On
40. Marvin Gaye - What's Going On
41. Donny Hathaway - What's Goin' On (live)