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jeudi 24 mai 2018

Tribute to Donny Hathaway



Ce qui rend la soul music tellement belle, tellement fondamentale, et ce qui la rend finalement immortelle, c'est sans doute qu'elle résiste à toutes les tentatives de définition musicologique. À l'instar du blues, qu'on ne peut réduire à d'hypothétiques notes bleues et qui ne peut se jouer que si on le ressent, il a fallu donner un nom qui dépasse le seul cadre du style à cette musique hybride, fruit des noces impies entre la musique du diable – le blues – et la musique d’Église  elle étouffait sous le terme bien trop technique de R'n'B (rhythm and blues) qu'on lui avait un temps accolé. La soul est un souffle, et elle s'infiltre dans tous les genres qu'elle approche. Le blues n'est pas une suite d'accords, et la musique de l'âme n'est pas du blues rythmé ou du gospel profane. Les deux sont un rapport à la musique, c'est à dire un rapport au monde et une manière de le partager.

S'il est bien une figure qui incarne à elle seule cette magie indéfinissable qui s'affranchit de la forme pour parler de cœur à cœur, c'est Donny Hathaway, lui qui n'a cessé, dans ses trop brèves années d'activité, de s'affranchir des figures imposées de la soul traditionnelle, y injectant jazz et musique classique, rythmiques latines et thèmes country, explosant les formats single dans des morceaux qui dépassaient parfois les dix minutes, reprenant des standards de la pop blanche ou composant des pièces uniquement orchestrales... Et pourtant, la soul est là, omniprésente, dans chaque son qui s'échappait de sa gorge ou de ses claviers, dans chaque mélodie qu'il écrivait ou improvisait. Il était habité. Il faisait de sa douleur un chant universel, de son insondable tristesse des notes d'espoir. Et plus il semblait s'éloigner des rivages de la soul, plus elle irradiait, profonde et lumineuse.

Il faut dire qu'elle avait toujours fait partie de lui, qu'il la respirait avant même de savoir parler. Né en 1945 à Chicago, il grandit dans un ghetto de Saint Louis, élevé par une grand-mère star locale du gospel qui lui enseigne le piano et l'art des spirituals, faisant de Donnie Brits, 3 ans, le plus jeune choriste d’Église du pays. Mais c'est sa virtuosité de claviériste qui lui permet d'intégrer plus tard la prestigieuse université Howard à Washington où il étudie la musicologie, découvre avec ravissement la musique classique, Beethoven et Bach en tête, et se lie d'amitié avec une camarade d'école, Roberta Flack. Véritable prodige, compositeur, arrangeur, ingénieur du son, pianiste d'exception, il quitte la fac avant même d'obtenir son diplôme, trop impatient de vivre de ses dons, et intègre dès 1967 l'écurie ATCO, sous-division d'Atlantic Records. Il écrit, compose et enregistre pour les plus grands : Aretha Franklin, Jerry Buttler, les Staple Singers, avant de rejoindre les Mayfield Singers de l'immense Curtis. Sidérante ascension qui le voit tutoyer les plus grands sa vingtaine à peine fêtée.

En 1970, il sort son premier single comme auteur-compositeur-interprète. Et ce n'est autre que le monumental "The Ghetto", chef d’œuvre indépassable de la musique africaine-américaine qui réunit déjà tout ce qui fera le style Hathaway : une voix d'une pureté enfantine mais tout aussi puissante que délicate, des arrangements riches, complexes, qui donnent à ses compositions une ampleur orchestrale, une prédilection pour le call and response hérité de l’Église – et avant elle des chants de travail –, l'espace laissé aux improvisations instrumentales – son clavier le premier –, une conscience sociale affirmée mais sans jamais laisser de côté la beauté... Il rencontre un certain succès (mais seul le temps consacrera "The Ghetto" comme l'hymne soul qu'on connaît aujourd'hui) et sort son album, "Everything Is Everything", une pure merveille, comme tout ce qui nous reste de lui : 3 albums sous son nom propre, une splendide bande originale de film avec Quincy Jones, un live qui compte parmi les plus émouvantes captations de concert jamais publiées, et un album en duo avec sa sœur de cœur Roberta Flack, sorti triomphalement en 1972, le propulsant au panthéon des idoles soul.

Mais Donny Hathaway porte en lui une malédiction qui vient le frapper au moment où les sommets s'offrent à lui. Diagnostiqué schizophrène à tendance paranoïaque, il est harcelé par des voix intérieures, sombre dans la dépression, multiplie les allers-retours en hôpital psychiatrique. Les traitements parviennent par moments à le "stabiliser" mais il ne les respecte pas à la lettre. Il s'isole de plus en plus, Roberta Flack finit par l'abandonner, il se mure dans un interminable silence musical – plus de 5 ans – dont n'émerge que le poignant album "Extension Of A Man" en 1973. Lueur  dans ce tunnel infernal, il retrouve Roberta Flack pour en 1978 pour enregistrer un nouveau tube planétaire qui devait déboucher sur un autre album commun. Mais au cours d'une session, il se pointe au studio dans un état de grande confusion, épuisé, persuadé que les Blancs sont à ses trousses, qu'ils veulent le zigouiller et qu'ils ont branché son cerveau sur une machine pour lui voler sa musique, absorber le son dont lui seul a le secret. Au point qu'on doit le renvoyer à son hôtel prendre du repos. Qui sera éternel, une chute de 15 étages depuis la fenêtre de sa piaule l'emportant loin de ses souffrances.

Ce parcours foudroyé explique en partie que Donny Hathaway ait si longtemps été le grand oublié de la musique noire. Son œuvre sophistiquée, parfois jugée trop compliquée ou grandiloquente, ne cesse pourtant de résonner, inestimable, révolutionnaire, d'une générosité et d'une sensibilité sans pareille. Et c'est encore à la génération hip-hop qu'on doit son sacre tardif, tant les plus grands producteurs sont allés s'abreuver à sa source, modeste en quantité mais inépuisable en réalité, entre breakbeats au funk parfait, cordes aériennes et voix divine. Influence revendiquée de la vague neo soul aussi : de Lauryn Hill à D'Angelo, d'Amy Winehouse à Justin Timberlake, tous et toutes l'élèvent au rang de Marvin Gaye, Curtis Mayfield ou Stevie Wonder, de ceux qui ont changé leur vies.
Ce monde, qui lui était si lourd, serait moins vivable si l'âme d'Hathaway ne s'y était attardé le temps de quelques déchirants soupirs et enivrants appels. 
La Playlist : Samples & Covers


Tracklist
01. Donny Hathaway – Little Ghetto Boy
02. Wu-Tang Clan - Little Ghetto Boys feat. CappaDonna
03. Dr. Dre - Lil' Ghetto Boy
04. John Legend & The Roots - Little Ghetto Boy
05. Roberta Flack & Donny Hathaway - Be Real Black for Me
06. M.O.P. - World Famous
07. Scarface - On My Block
08. John Lennon - Jealous Guy
09. Donny Hathaway - Jealous Guy (Live)
10. Chance The Rapper – Juice
11. Glady's Knight And The Pips - Giving Up (Mono)
12. Donny Hathaway - Giving Up
13. Sunz Of Man - Illusions (feat. Masta Killa)
14. Sticky Fingaz - The Whole Damn New York
15. PMD x Ärsenik - B-boy Stands
16. Ab Soul - Black Lip Bastard
17. Donny Hathaway - Voices Inside (Everything Is Everything)
18. Geto Boys - Bring It On
19. Delinquent Habits – Juvy
20. Donny Hathaway - Voices Inside (Live)
21. Earth, Wind & Fire - Everything Is Everything
22. Donny Hathaway - Magnificent Sanctuary Band
23. Artifacts – Whayback
24. Bahamadia - Total Wreck
25. Fabe - Joe La Monnaie
26. NTM - Paris Sous Les Bombes
27. Black Moon - Six Feet Deep
28. Buckshot & Rock (Heltah Skeltah) - Eye Of The Scorpio
29. Donny Hattaway - Valdez In The Country
30. Warren G - My Momma (Ola Mae)
31. Madlib - Episode VIII
32. Leon Russel - A Song for You
33. Donny Hattaway - A Song For You
34. Common Sense - Retrospective For Life (feat. Lauryn Hill)
35. Bizzy Bone - A Song For You (ft. Chris Notez & DMX)
36. Sinik - Mon Pire Ennemi
37. Donny Hathaway - Someday We'll All Be Free
38. Jay Z – Legacy
39. The Gift of Gab - Hold On
40. Marvin Gaye - What's Going On
41. Donny Hathaway - What's Goin' On (live)