« C’est
pas de la musique ! »
Combien de potes
trentenaires, hip hop
addicts de la première
heure, a-t-on entendu éructer cette sentence mortelle depuis que la trap1
generation venue du
sud des USA, du dirty
south si
longtemps regardé de haut,
a pris le contrôle des écouteurs ? La phrase de vieux con par
excellence, qui nous laissait hilares et un peu fiérots quand les
darons tambourinaient à nos portes adolescentes. Darons qui se
délectaient d'un bon vieux disque de blues, de soul, de rock'n'roll
– ou de jazz, même, pour les plus distingués d'entre eux…
oubliant comme les aigris à casquette d'aujourd'hui que ces musiques
devenues nobles avec les ans ont toutes été frappées de la même
condamnation sans appel lors de leur naissance tapageuse. Négligeant,
surtout, le fait que ce sont toutes les branches du même arbre :
celui de la musique africaine-américaine, plongeant ses racines dans
la souffrance et les luttes de siècles de ségrégation,
d'exploitation et de négation, une histoire qui bégaye, des navires
négriers aux ghettos de la Nouvelle-Orléans, d'Atlanta, de Houston
et d'ailleurs. La trap, c'est le dernier bourgeon éclos… Y voir
une dégénérescence, c’est vraiment avoir la mémoire courte. Peu
importe que les trappeurs AutoTunés ne donnent pas suffisamment de
respect à Biggie ou KRS One au goût des gardiens du temple
poussiéreux du hip-hop. Tant mieux, même, parce que la musique
qu'ils pratiquent (et qu'ils pensent – avec raison comme
toujours – révolutionnaire) porte en elle la sève de toutes
celles qui l'ont précédée. Dans son esthétique, mais aussi par
les violentes attaques qu’elle suscite.
Pour les planteurs du
Sud qui fondèrent leur puissance sur l'importation à fond de cale
de millions de vies sacrifiées à la culture du coton, du riz, de
la canne, de l'indigo, les
premiers esclaves n'avaient pas d'âme : c’étaient des outils
de chair et de sang, tout au plus du bétail. S'ils leur concédaient le droit de chanter,
c’est que ça semblait augmenter le rendement du cheptel ;
mais toute mélancolie ou revendication était proscrite – le
maître exigeait des airs gais et des paroles futiles, au tempo
contraint par l'effort et la frappe lancinante de l'outil. Ces worksongs furent la
première expression des Noirs sur le sol américain. On y trouve
déjà bon nombre d'éléments constitutifs des musiques qui leur
succéderont, du blues à la trap : la litanie incessante du
même motif mélodique, la forme du call
and response (le
soliste lance une phrase à laquelle le choeur répond en écho), un
rythme alternant temps fort (le coup de pioche) et temps faible (la
respiration)… et la douleur contenue sous une insouciance de
façade. Une
musique répétitive, et pour cause : elle épouse ses
conditions matérielles de production, comme toutes celles qui
suivront – toutes les musiques noires portent le nom des
conditions sociales qui les ont fait éclore.
Inutile
de préciser que les maîtres n'y ont pas vu de l'art, apanage de
l'espèce humaine. Il faudra attendre le XVIIIe
siècle et ce qu'on
appelle « le grand réveil » pour que s'opère un habile
retournement : des évangélistes venus du Nord amènent la
religion du Blanc aux esclaves ; les Noirs accèdent alors au
statut d'enfants que les Blancs doivent guider – ou plutôt
dresser. Si les planteurs finissent par concéder une âme à leur
cheptel, c'est qu'ils y voient le moyen d'apaiser des révoltes de
plus en plus nombreuses et inquiétantes, entre évasions, sabotages
et rebellions collectives. La promesse que leur vie de souffrance
serait suivie de félicité éternelle dans l’au-delà semblait
aider à contenir la colère des esclaves, à leur faire accepter un
sort qui n'était après tout le fruit de la volonté divine. Dans
les églises nouvellement bâties naît une version noire des
psaumes : les « spirituals ». On s’adresse à Dieu
pour exorciser sa peine – mais de nombreux spirituals sont à
double sens : sous leur inoffensive liturgie se cachent (par
métaphore) des appels à l’évasion, au soulèvement…
Il
faut attendre 1865 pour que l'émancipation tant espérée soit enfin
prononcée, arrachée par les capitalistes du Nord à la concurrence
déloyale des planteurs du Sud et leur main-d’œuvre gratuite.
L'esclavage est aboli, du moins dans les textes. À leur monstrueuse
condition commune succède la guerre de tous contre tous pour la
survie : les anciens esclaves se voient contraints de louer
leurs corps à prix de misère sur les mêmes plantations ou sur des
chantiers de construction pharaoniques (digue du Mississipi, chemins
de fer, routes). Très vite se mettent en place les lois de
ségrégation dites « loi de Jim Crow » – du nom
du héros des minstrel
shows, ces
spectacles itinérants
dans lesquels des
Blancs grimés au charbon singent les Noirs, et leurs chansons, en
les dépeignant comme des feignants idiots et lubriques.
« L’émancipation » ne signifie pas la liberté, juste
quelques heures de « loisirs » par semaine. Et la
solitude. C'est de cette nouvelle condition sociale que va naître le
blues,
nom de la sensation amère qui s'empare des âmes désespérées par
cette liberté qui n'en a que le nom. Une musique d'homme seul, qui
erre de chantier en plantation, ou bien qui tente sa chance vers le
Nord – la terre promise des spirituals.
Quand plus
personne n'est là pour répondre, comme aux champs ou sur le chaingang1,
et qu’on a enfin les mains libres, c'est à la guitare du maître
que revient le contrechant.
Ce n’est pas
pour autant la fin des work
songs,
qui continuent à résonner dans tous les lieux de souffrance…
comme les pénitenciers, vite remplis par les lois contre le
vagabondage ; bon nombre ne sont rien d'autres que d’anciennes
plantations esclavagistes renommées « Prison Farms », où
l'on continue à travailler pour rien. Les bluesmen
errent seuls de plantation en plantation, de chantier en camps de
travail, de crossroads2
en gare de marchandises, le pénitencier ou la mort qui menace à
chaque coin de rue. C'est la musique de ceux que Dieu a abandonnés
après leur avoir si longtemps dénié leur humanité, et qui le
répudient ; la musique du Diable. Les Blancs et les classes
moyennes noires émergentes – initialement surtout constituées
des affranchis d'avant l'émancipation (les « Nègres de maison » stigmatisés par Malcolm X) et des pasteurs noirs
venus du Nord – n’ont pas de mots assez durs pour flétrir
ce mode de vie impie et sa musique.
« Le
blues soutenait que le destin des personnes noires, homme ou femme,
leurs vies et affres quotidiennes 'triviales' ainsi que ce qu'elles
révélaient– leurs désirs, leurs ennuis, leurs problèmes,
leurs frustrations, leurs rêves – étaient importants, dignes
d'intérêt et d'être partagés en chanson. En mettant l'accent sur
l'expérience personnelle et la cohérence de groupe dans le même
temps, le blues était une musique introspective qui insistait sur le
sens profond des vies noires. »3
Angela Davis nous fait sentir
combien, dans les musiques africaines-américaines, « Je »
est un « On ». La légende veut qu'un certain Robert
Johnson, musicien errant de jukejoints4 en crossroads,
passa, un soir
d'ivresse mal maîtrisée, un pacte avec Papa Legba5 :
il vendit son âme – acquise depuis peu – contre le
génie qui a fait de lui le père du blues
aujourd'hui
célébré par tant de pisse-froid. Il fut à l’époque fustigé
pour son manque de conscience collective (par un Nord ignorant du
régime de la ségrégation), pour sa célébration des états
seconds provoqués par l'abus de substances prohibées – à
commencer par l’alcool, à l'époque –, des femmes de
« mauvaise vie » (les seules que pouvaient rencontrer les
bluesmen dans les bordels de grand chemin où ils était autorisés à
se produire) et aussi pour l’obsession de l'argent mal gagné et si
vite dépensé.
Le
blues était sexiste, individualiste, geignard ; c'était
toujours la même chose, tant dans sa musique que dans ses paroles,
toutes deux rudimentaires. Les mêmes accords en boucle, les mêmes
thèmes grivois rabâchés jusqu'à la nausée, une insulte à Dieu,
aux bonnes manières et à la vraie musique. C'est du moins ce qu'en
disait ceux à qui il ne s'adressait pas. Le jazz issu
du marché aux esclaves de Congo Square subira le même dégoût ;
la soul, mariage
impie de la musique du Diable et de celle de Dieu (le gospel, version
policée des spirituals)
menait tout droit aux enfers ; le funk (du nom de la sueur qui
couvre le corps des amant.e.s) n'était qu'indécence. Quant au
hip-hop, il volait, effrontément. Il fallait apposer un
avertissement parental sur chaque disque, pour prévenir les familles
pavillonnaires du danger qui guettait les têtes blondes converties
aux symphonies du ghetto. La vie est un sample.
Illustration "Papa Legba" extraite de la superbe BD "Love In Vain" de Dupont et Mezzo
Publié initialement chez les camarades de CQFD Journal
Notes :
- Genre né au début des années 2000 du côté d'Atlanta, caractérisé par une rythmique lente et des charleys épileptiques, des phrases répétées en boucle, des adlibs (voix en retraits) qui comblent les silences et répondent à la voix principale, des thématiques centrées sur la drogue, l'argent « facile » et le sexe. Tient son nom de la Trap house, où le dealer coffre armes drogues et argent. Se joue à l'origine dans les boites de strip-tease.
- Le groupe constitué par les esclaves puis les prisonniers, enchaînés les uns aux autres pour empêcher l'évasion.
- Le carrefour, là ou les routes et les destins se nouent, célébré par le blues.
- « Blues et féminisme noir », Angela Davis, Libertalia.
- Cabanes de bord de route où les travailleurs noirs se retrouvent pour boire, danser et baiser.
- Le Diable dans la tradition vaudou.