mercredi 28 septembre 2016

Wassup ? Rentrée sans paroles


De retour un mardi sur deux à 21h pour présenter nos nouveautés hip-hop de la quinzaine, en toute mauvaise foi. Sans paroles cette fois-ci, mais belle sélection all styles de sons qui nous mettent bien en cette sinistre rentrée.


 
Tracklist : 

01. A-Wax - We Ain't Got None
02. A-Wax - All About It
03. L'Orange & Mr. Lif - A Palace In The Sky
04. Jeff Le Nerf X Lacraps - Featuring
05. Conway - Just Gangsta
06. Dabbla - Bad Continuity
07. Danny Brown - Really Doe Feat. Kendrick Lamar, Ab-Soul, Earl Sweatshirt.
08. Mick Jenkins - Drowning Feat. BadBadNotGood
09. Mick Jenkins - Spread love
10. Ka - Mourn At Night
11. Conway X Prodigy - Broken Safety
12. Apollo Brown & Skyzoo Feat. Westside Gunn & Conway - Basquiat On The Draw
13. Torae feat. 3D Na'tee - Crown
14. Payroll Giovanni - Been Gettin' Money
15. Wiley - Cant Go Wrong
16. GTA FEat. Vince Staples - Little Bit Of This
17. Jeffery - Harambe
18. Riski - 21
19. G. Herbo - Nah You Know
20. Kalash Criminel - Sale Sonorité
21. Sitou Koudadje - Hassenet (Kindred Remix)
22. PNL - Humains
23. Vîrus - Des Fins


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jeudi 15 septembre 2016

Hot Summer 16 Selekta






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dimanche 11 septembre 2016

Hommage à Pumpkinhead et Sean P. pour International Hip Hop Magazine #3



Sombre saison à New York. Pour le Hip-hop célébré dans ces pages, pour tous ceux et toutes celles qui l'aiment et qu'il a fait grandir. En mai dernier mourait Pumpkinhead, rebaptisé « PH » depuis quelques années, activiste forcené de la scène battle et open mic. En août, c'est Sean Price qui se faisait la belle, dans son sommeil. Tous deux natifs de Brooklyn, issus de la même génération, vingt piges de rap dans les pattes ; tous deux respectés par leurs pairs pour leur habileté au mic, leur passion à toute épreuve, leur générosité, leur drôlerie. Deux représentants d'une époque dont ils continuaient à porter haut les couleurs : celle des MC's, ceux qui rappent comme ils respirent, de la rime plein les veines, sans cesse en quête de l'ultime punchline, en défi permanent avec les autres kickeurs. Implacables au mic, adorables hors du ring. Être le meilleur, pas pour l'argent mais pour la gloire. Rapper parce qu'on aime ça et qu'on est bon.



Pumpkinhead – du nom d'un méchant de série Z des 80's – n'était pas très connu par chez nous. Mais dans le New York hip-hop c'était une figure, toujours là quand il y avait compet'. Même après avoir connu un certain succès, il était resté fidèle au poste, écumant les battles. C'était son terrain, c'était là qu'il excellait. Immortal Technique, militant hip-hop s'il en est, le croisait souvent dans l’underground, et a écrit de lui après sa mort que « c'était le genre de type qui freestyle dans la rue pendant des heures, qui enchaîne 20 rounds de phases sans pitié, toujours avec quelques skeuds à fourguer... ». À l'ancienne. Les disques en question n'ont pas toujours été à la hauteur de sa réputation, ce qui n'est hélas pas rare pour les freestylers, même les plus grands.

Vite repéré par Stretch et Bobbito, le rappeur latino avait sorti son premier maxi « Dynamic » en 1997. Un début plus que prometteur, qui avait reçu les grâces des prescripteurs Beat Junkies, lesquels avaient placé la version remix dans le volume 2 de leur fameuse série «World famous». Sur cette version apparaît d'ailleurs pour la première fois Jean Grae, qui lui doit aussi son blase, suggéré un soir où ils partageaient une scène. La rappeuse lui avait rendu la pareille un peu plus tard en l'invitant sur son EP « The Bootleg of the Bootleg ». Immortal Technique l'avait quant à lui convié sur ses deux premiers volumes de « Revolutionnary », notamment sur l'inoubliable « Peruvian Cocaine ».
Mais il faut en réalité attendre 2005 pour qu'un premier album le révèle vraiment à nos oreilles : l'excellent « Orange Moon on Brooklyn », entièrement produit par un Marco Polo « débutant » mais très en forme, et dont la carrière doit beaucoup à cette exposition. Il se montrait à la hauteur et nous balançait du boom-bap de qualité, simple mais salement efficace, qui offrait une aire de jeu idéale à Pumpkinhead pour nous montrer ce qu'il avait dans le bide. Rien de révolutionnaire dans ce disque, des samples, des interludes en forme de sketchs, du scratch, et de la technique vocale. Déjà un goût un peu suranné, les deux pieds ancrés dans une époque qui s'éloignait doucement, comme en témoignait un symptomatique interlude en mode beatbox. Mais l'agilité de Pumpkinhead sauvait l'affaire. C'était du bon Hip-hop, honnête, patateux, parfois même brise-nuque, qui célébrait les valeurs originelles. Il y avait même des grands morceaux, l'épique « Trifactor », le virtuose « Swordfish », la profession de foi « Emcee », le revanchard « Here ». Un manque de nuances toutefois, qu'on retrouverait dans les disques suivants. Pumpkinhead rappait droit, rappait dur, rappait battle, ce qui se révélait lassant sur la longueur quand les prods ne parvenaient pas à relancer l'intérêt. Une voix assez banale, souvent poussée, une manière sobre, un rap qui braillait invariablement sa supériorité sur 90 BPM.

Mais ceux qui ont eu la chance de le voir officier en live, débitant ses dozens à la face de l'adversaire comme si sa vie en dépendait ou qui du moins ont goûté aux quelques témoignages vidéos de ses combats le savent bien : il était le Hip-hop, celui qui a disparu des radars médiatiques, celui des coins de rue et des caves, là où le temps s'occupe en rimant, là où le négatif se transmute en positif selon l'alchimie chère à Bambaata. Un vétéran comme on dit, un rescapé, respecté mais mis de côté, un emcee dont les sorties se faisaient de plus en plus confidentielles mais qui continuait d'incarner la beauté d'une culture qui a élevé tellement de gosses à travers le monde.





Sean Price, s'il officiait dans l'underground comme PH, a bénéficié d'une plus grande reconnaissance. Il continuait à être suivi par la communauté hip-hop, et pas seulement par la frange nostalgique du fameux « âge d'or ». Il avait su se renouveler, tout en restant fidèle à l'art de la rime, sneakers vissées dans le bitume des rues de Brownsville qui l'avaient vu grandir, ambiance « je suis né à deux kilomètres d'où je traîne ». Pendant toute une période, il a même représenté avec son équipe Boot Camp Click l'essence du rap New-yorkais. Sombre et ludique, agressif mais souvent drôle, pratiqué avec sérieux mais sans s'y croire, porté par une équipe de super-héros aux personnalités bien trempées.

Ruck, comme il se faisait appeler dans ce lointain milieu des années 1990, forme avec son poto Rock le duo Heltah Skeltah. Ils apparaissent pour la première fois sur trois titres du légendaire album « Dah Shinin' » de Smiff & Wessun sorti en 1995, puis multiplient les collaborations remarquées avant de sortir un premier long format en 1996, le chef d’œuvre indémodable « Nocturnal ». Réécouter ce disque aujourd'hui colle le frisson. On pénètre un monde d'une cohérence sidérante, tout en tension contenue, une marche de nuit sans lune dans une ville hostile. Basses enveloppantes, breakbeats rugueux, samples étirés, jazz en embuscade. Une ambiance poisseuse, parfois menaçante, dans laquelle se promènent deux MC's en communion malgré leurs styles presque opposés. Mais c'est Sean Price qui déjà impressionne, avec cette prononciation chuintante qui fut sa marque de fabrique à ses débuts, ce timbre sépulcral, ce flow chantant et traînard, entre menace et ironie. Comme s'il s'amusait à faire peur. « Nocturnal » est un enchaînement de classiques comme seules ces années pouvaient nous en offrir. Des refrains imparables, des couplets en forme de démonstration de force, des voix enchevêtrées en parfaite harmonie. Dalle et inventivité, de grandes chances que l'écurie Time Bomb en France doive beaucoup aux disques de ces précurseurs. Inutile de citer les titres marquants, ils le sont presque tous. Que celui qui n'a pas chanté en yaourt l'immense « Leflaur Leflah » nous jette la première canette. 

Après d'impeccables participations aux projets de leur clique, les deux compères pondent un deuxième album moins conséquent, et finissent par se séparer. Sean P. lui-même prend quelques temps ses distances avec le rap, avant de revenir en solo au milieu des années 2000. Il multiplie mixtapes et featurings, mais sort surtout un nouveau classique en 2005, dix ans après son premier essai : le monumental « Monkey Barz ». Un éclat de rire planqué derrière sa voix d'ogre, il y creuse encore son personnage de comics, multiplie les alias improbables, d'Hulk à King Kong en passant par le croquemitaine Solomon Grundy. Un monstre gentil, qui te chatouille ou t'étripe de la même grosse patte. Avec le temps, sa voix s'est faite plus rocailleuse, son phrasé moins souple, comme s'il était passé des arts martiaux à la boxe. Pas pour rien qu'il appellera son troisième album Mic Tyson, comme s'il prenait la punchline au pied de la lettre. Il frappe lourd, ne fait pas dans la dentelle, mais son écriture à double sens et rimes multiples rattrape aisément son débit un peu pataud. Sean P. écrase des rythmiques massives façon Godzilla, et ce premier essai solo laisse l'auditeur groggy mais ravi, au bord d'en redemander. Enchaînant les titres énormes au sens propre, du soulful « Onion Head » sans doute son plus grand succès au sauvage « Boom Bye Yeah », Price semble à l'aise sur n'importe quelle prod, qu'il plie pépère, sans forcer, tout en puissance à la cool. Les deux albums suivants sont très bons eux aussi, bien qu'un peu en dessous, la faute à un son déjà daté. Ils offrent tout de même quelques beaux moments de bravoure : auto-célébration, grosses vannes, références permanentes à nos sous-cultures, Sean P. a toujours l'air de se faire plaise, et c'est souvent contagieux. L'excursion « Random Axe », avec les compères de Detroit Black Milk et Guilty Simpson eux-aussi défenseurs d'un rap d'antan l'était encore plus, grâce à la production d'un Black Milk inspiré. On ne s'est toujours pas remis de la bombe « The Hex », une avalanche de rimes furieuses sur un beat martial à base de rock ralenti.

Celui qui s'était surnommé lui-même « the brokest rapper you know » (le rappeur le plus fauché que tu connaisses) ne cherchait pas à plaire. Jamais dans la tendance, à suivre inlassablement la même direction, il était volontiers amer sur ce qu'était devenu un rap qui s'était débarrassé de l'esprit hip-hop, un rap qui se préoccupait plus de swagg et de ventes que de pure performance. Price restait donc fidèle à son écurie de toujours Duck down, et continuait à pratiquer son art loin des modes abêtissantes. Pas de cloud ceci ou de trap cela chez P. Les rues de NYC, une feuille, un beat, des rimes riches et des skillz. Pas de fioritures, pas d'effets de voix synthétiques : juste arracher le mic, en toutes circonstances. 

La tape sortie peu de temps après sa mort enfonce encore le clou. Price préparait un nouvel album, et en avait profité pour enregistrer une multitude de couplets sur les instrus qui traînaient, parfois même des face B hyper cramées. Si l'on se méfie un peu de ces objets posthumes et de la déférence obligatoire qui les entoure, le résultat s'avère pourtant jouissif. Une vraie tape à l'ancienne, comme on n'en fait plus ou presque, mixée du début à la fin, cuttée, scratchée, enchaînée avec classe par un DJ inspiré. Trente « titres » très courts, un seul couplet même parfois, quasiment pas de refrains, des featurings familiaux : là où un Joey Badass nous avait agacé avec sa nostalgie juvénile, l'old timer Price sonne frais au contraire, et nous rappelle toute la puissance du rap sans fard, capable de traverser les époques avec le kif de la belle rime pour unique moteur. La tête remue malgré elle tout au long du voyage, et on croise même de vraies pépites, comme le cradingue « Metal Beard » avec Vic Spencer, le génial « Barbituates » et son instru synthétique et lancinante, le quasi doo wop « Bobby Mc Barz » et ses sons à la bouche... Une belle occasion de se rappeler ce que ce grand et gros bonhomme apportait encore à l'édifice. Sa voix rauque, ses calembours, ses clips déjantés, ses rimes improbables... mais surtout sa maîtrise tranquille du rap tout-terrain risquent de salement manquer au peuple hip-hop.

« Yesh Yesh Yo », rest in P. !

Interview Vincent Piolet, pour son livre "Regarde ta jeunesse dans les yeux"




L’histoire officielle du hip-hop français, telle que nous l’ont trop souvent raconté les “élites” du rap, se borne la plupart du temps à son aspect commercial, et fait remonter grossièrement sa naissance à la compilation Rapattitude sortie en 1990. C’est pourtant faire l’impasse sur tous ceux qui ont construit les bases durables d’un vaste mouvement qui a changé la vie d’une partie de la jeunesse, et qui ont œuvré dans l’ombre pendant une bonne dizaine d’année avant que n’émerge aux yeux de tous cette infime partie, uniquement musicale, de l’édifice. Vincent Piolet s’est attaché à rendre justice à ces pionniers oubliés dans son remarquable bouquin Regarde ta jeunesse dans les yeux, sorti en mars dernier, et qui donne la parole aux vrais combattants de cette révolution culturelle. Nous revenons avec lui sur ce travail important, première pierre à l’écriture de notre histoire par ceux qui l’ont vécue, et non par ceux qui en vivent.


Tu dis du hip-hop en France dans les années 80 qu’il s’agit d’une “contre-culture”. Penses-tu qu’aujourd’hui c'est devenu une “sous-culture” ? 
VINCENT PIOLET : Disons que d’après la définition que je me suis moi-même créée, une “contreculture” c’est : pas d’argent, pas de média, pas d’institution. Donc pendant les années 80, on y est typiquement, que ce soit pour le rap, la danse ou le graff – mise à part la parenthèse enchantée de 1983-84, où on a ce “rap de cour de récréation” [dans le sillage de l’émission H.I.P.-H.O.P. animée par Sidney sur TF1 - NDLR], très marketté, avec un public ciblé très jeune. Mais ça redescend très vite, et dès 1985-86, c’est le trou noir. Donc on passe dans la contre-culture, jusqu’en 1990 où tout se rejoint  : l’argent, les médias, les institutions. C’est vrai pour le rap, avec la compil’ Rapattitude [sortie de 1990 chez Labelle Noire/ Virgin/EMI - NDLR] dans laquelle chaque major va finir par prendre son rappeur ; pour la danse, à laquelle la danse contemporaine va beaucoup s’intéresser ; pour le graff, qui est exposé au Palais de Chaillot, avec des graffeurs français exposés pour la première fois par Agnès B… Les médias commencent à s’y intéresser, avec RapLine qui commence [diffusion de 1990 à 1993 sur M6 - NDLR], et des émissions comme Ciel Mon Mardi de Dechavanne qui en parlent – sous des angles pas forcément bienveillants, mais qui en parlent. Dans les séries télé, même : dans un épisode du Lyonnais [l’épisode “Taggers” en 1990 dans lequel on retrouve Squat et Solo d’Assassin, JoeyStarr, Marco Prince de FFF aux côtés de Guillaume Depardieu ou encore Rachid Taha ! - NDLR], tu as un crew de tagueurs, les Magic Killers, qui font peur à tout le monde… Et pour les institutions, c’est pareil : Jack Lang reprend le truc, l’Université Paris VIII donne des cours sur le rap… On passe alors à ce que j’appelle une “sous-culture”. Je ne dis pas du tout ça dans un sens péjoratif, mais dans le sens où, sans être un phénomène de masse, c’est quelque chose qui est reconnu et qui vit économiquement.

Dans ton livre, tu écris que le propre d’une contre-culture, c’est l’absence d’archives. C’est pour ça que ton bouquin est salutaire, parce que les seules personnes qui peuvent écrire cette histoire, ce sont les gens qui l’ont vécue. Cette histoire est hélas souvent parasitée par des historiens autoproclamés, officiels, qui en ont une vue très parcellaire, voire orientée… 
V.P. : C’est déjà le constat qu’avaient fait ceux qui voulaient étudier les débuts du punk. Le propre d’une contre-culture, comme le punk à ses débuts, c’est qu’elle ne génère pas ses propres archives. Pour le hip-hop, on n’a quasiment rien, pas de flyers, très peu de photos. On n’a par exemple aucune photo de DJ Chabin au Bataclan, parce que le gérant ne voulait pas qu’on en prenne ! Pour la radio, pareil : le dépôt légal ça commence mi-1990, je crois, donc on n’a presque rien non plus, à part un tout petit peu de Radio 7. C’était une de mes grandes motivations, d’aller voir les gens. Uniquement. Recueillir leurs histoires, et le faire d’autant plus rapidement qu’une grande majorité a maintenant la cinquantaine, et que ça commence à faire loin… Si on ne récupère pas ces histoires, elles seront perdues à jamais. Ce ne serait pas si grave si ça n’avait été qu’une mode, mais le hip-hop en France est un pilier culturel, qu’on le veuille ou non. Au-delà des critères de qualité ou de style, ce que les gamins écoutent au collège, c’est du rap français. Même pas du rap américain. C’est inscrit dans notre culture, c’est un pilier, donc il faut en connaître les bases, et le seul moyen pour ça c’était d’aller voir les pionniers. J’ai rencontré entre 100 et 150 personnes. Un choix forcément un peu subjectif au départ, mais mon but a vraiment été de rencontrer les acteurs majeurs et reconnus – qui n’ont d’ailleurs pas forcément été connus par la suite –, tous ces gens qui n’avaient jamais raconté leur histoire. Les historiens ou les sociologues vont te faire des grandes théories, mais sans jamais se poser la question de qui étaient vraiment les mecs qui rappaient au terrain vague de La Chapelle à l’époque, et qui déchiraient tout… Ce n’étaient pas les NTM, ce n’était pas Assassin, c’étaient d’autres mecs dont on a complètement perdu la trace maintenant. C’est leur histoire à eux qui est intéressante. Comment sont-ils devenus des légendes ? Comment se sont mis en place les mythes sur lesquels la culture hip-hop en France s’est construite ? Il n’y a pas de culture sans mythes.



Il faut quand même préciser que tu n’es ni musicologue, ni historien, ni universitaire. Tu l’as fait par passion, parce que tu estimais que c’était nécessaire de le faire, et tu as écrit ce bouquin avant même d’avoir trouvé un éditeur ! 
V.P. : Dans les quelques livres que j’avais lus sur le rap français – il y en a peu, et encore moins sur le hip-hop dans son ensemble, puisque les disciplines sont souvent séparées –, à chaque fois on datait le début à la compil’ Rapattitude, en 1990. Alors que les quelques “pionniers” que je connaissais me racontaient des trucs qui remontaient bien plus avant. Je savais donc que je devais le faire, mais je ne savais pas si j’écrivais bien ! Je ne suis pas écrivain, je ne suis pas journaliste, donc je me suis testé. J’ai écrit un chapitre ou deux, et au bout d’un an et demi je les ai envoyés à quelques revues, “Schnock” notamment, qui a publié. C’est là que je me suis dit que j’étais capable d’écrire un bouquin et j’ai déroulé le livre, dans les 2 ans qui ont suivi. J’ai fait énormément de rencontres. Au début par des connaissances, des recommandations, untel qui connaît untel… Après il a fallu retrouver des gens qui avaient complètement disparu des radars, c’était limite une enquête policière, mais je me suis attelé à la tâche. Il y a aussi ceux qui sont devenus des stars, pour lesquels il a parfois fallu ruser, à cause des managers qui font mur… Pour atteindre Kool Shen par exemple, je me suis présenté comme journaliste de poker, et l’agent m’a laissé passer sans problème ! Quand je l’ai eu au téléphone, je lui ai tout de suite dit que je me foutais du poker – je connais à peine les règles – et que je voulais seulement parler des années 80. Il aurait pu me raccrocher au nez, mais on s’est parlé pendant plusieurs heures et il était très content de parler de cette période, qu’il n’avait quasiment jamais racontée. Il n’avait même pas lu la bio de Joey Starr ! Leurs versions de l’histoire sont différentes, ils n’ont pas les mêmes souvenirs. Classique  : une personne, une histoire… Dans l’ensemble, tous ceux que j’ai contactés étaient enthousiastes et, à quelques exceptions près, j’ai réussi à rencontrer qui je voulais, par réseau ou par ruse.

Mais de là à écrire un bouquin ! C’est quand même pas une démarche anodine, d’autant que tu n’étais pas “dans l’écriture”. J’imagine que tu as quand-même une sacrée obsession pour la culture hip-hop ? 
V.P.  : Ma passion pour le rap remonte à l’adolescence, de 1995 à 2005, en gros. Je l’ai un peu mise de côté en grandissant. Pour ce qui est de l’écriture, j’ai un peu copié le format de Can’t Stop Won’t Stop de Jeff Chang que j’avais beaucoup aimé : des chapitres courts, un récit qui intègre directement les témoignages, une parole directe. J’avais accroché au concept, alors je l’avais rangé dans un coin de ma tête. Quand j’ai eu l’idée du bouquin, ce qui m’intéressait le plus c’était le mythe du terrain vague. Je m’étais souvent posé la question de qui y était vraiment, parce qu’à en croire tous ceux qui prétendaient y être, ça donnait l’impression que les premières free-jams c’était Bercy  ! Alors que certains n’avaient même pas 6 ans à l’époque ! Donc au début je voulais juste faire un bouquin sur le terrain vague. Mais un jour que je discutais avec DJ  Chabin –  c’était un peu “portes ouvertes” chez lui aux Olympiades [Paris XIIIe - NDLR] – je me suis rendu compte que lui-même n’y était pas. Pareil pour plein d’autres types, qui te parlent plutôt d’autres lieux : ils allaient au Globo, ou à Châtillon… D’autres encore te ramènent 5 ou 6 ans plus tôt : ils dansaient le jazz-rock au Bata, ils ont vu arriver les premiers rappeurs, et ils se sont mis au hip-hop. D’autres se sont retrouvés au terrain vague parce qu’on les avait virés de la salle Paco Rabanne… Donc ça n’avait pas de sens de parler uniquement du terrain vague. Il fallait raconter l’histoire d’une génération, celle de cette “contre-culture” dont je parlais tout à l’heure. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais mais j’ai écrit, sans maison d’édition mais persuadé que ça allait intéresser des gens. Ça n’a pas été si facile d’en trouver une mais le sujet plaît et va continuer à plaire. On commence à se poser des questions sur notre histoire. Comme aux États-Unis, avec 4 ou 5 ans de décalage.


Breakdance, Stalingrad, par Yoshi Omori

Une des principales qualités de ton bouquin, mais qui l’expose aussi à la critique, c’est qu’il rend bien compte qu’il n’y a pas d’histoire officielle, qu’il n’y a pas une vérité, seulement des vérités. Tu présentes même des versions contradictoires côte-à-côte, comme une manière de dire que “la réalité” n’est que celle que tu as vécue. 
V.P. : C’est ça. D’ailleurs l’éditeur voulait sous-titrer “La Naissance Du Hip-Hop Français”, et j’ai dû me battre pour que ce soit seulement écrit “Naissance Du Hip-Hop Français”. Il n’y a pas une naissance officielle. J’ai livré la version des gens que j’ai rencontrés, à d’autres curieux de contredire ou d’approfondir. Il y a sans doute des points sur lesquels je me suis trompé, d’autres que j’ai manqués et qui sont sans doute incontournables. J’ai fait un pavé mais ce n’est pas l’histoire officielle. Celui qui prétend la faire, il vaut mieux ne pas lire son livre ! À d’autres de raconter d’autres “naissances” pour que chacun se forge son avis, son propre ressenti.

Tu dis d’ailleurs dans ta conclusion que tu vois ce livre comme une base, un premier travail de défrichage, pour que d’autres puissent creuser. 
V.P. : C’est ce que j’espère, et surtout pour la province. Parce que je me suis concentré sur Paris, la banlieue parisienne et Marseille – parce que c’est très particulier – mais pour le reste, c’est très anecdotique. Il y a des pionniers à Toulouse, à Strasbourg, à Lyon, Bordeaux, Lille… Et j’espère que d’autres vont prendre leur micro ou leur stylo pour aller voir tous ces pionniers qui ont la cinquantaine. Après on compilera, et ça fera une super encyclopédie !

Tu peux expliquer comment tu as construit le bouquin  ? Il est organisé de manière un peu étrange, qui n’est pas chronologique, mais pas non plus complètement thématique. On a une première partie qui est mi-chronologique, mi-thématique, et une seconde qui repose sur des portraits de personnes importantes. 

V.P. : C’est vrai. Au début, je fais une toute petite partie sur le rap américain, pour replacer un peu le contexte. Puis j’avais tellement d’informations que ça a été plus compliqué à organiser. Déjà, à l’époque, tout le monde touchait à tout, faisait du graff, de la danse, du rap…
 

Plus ou moins bien [rires] ! Au début, on s’essayait à différents trucs, mais au bout d’un moment on se rendait compte qu’il valait mieux abandonner certaines disciplines, à moins d’avoir quelques déficiences mentales [rires] ! 
V.P. : C’est comme ce que dit Akhenaton : les rappeurs, ça a été d’abord des mauvais danseurs, ceux qui n’arrivaient plus à suivre le rythme. Et lui en est un bon exemple [rires] ! Mais oui, au début tout le monde dansait, puis s’est mis à taguer un peu, graffer puis rapper, quand le complexe vis-à-vis du rap américain et de la langue a disparu. Tout ça faisait beaucoup d’informations… Donc j’ai essayé de faire plusieurs chapitres courts, avec plusieurs petites histoires. Une trentaine ou une quarantaine de chapitres quasi indépendants, pour que le lecteur puisse piocher dedans. Des petites thématiques, mais en essayant de respecter une certaine cohérence chronologique, avec le Bataclan plutôt au début et le Deenastyle [l’émission culte de Dee Nasty sur Radio Nova - NDLR] plutôt vers la fin… Il y a forcément des petits retours en arrière, et si tu lis tout d’un trait, tu peux trouver certaines choses qui se répètent. D’ailleurs certaines personnes dont je parle m’ont appelé pour me dire : “J’ai lu ton livre, tu fais un chapitre sur moi, mais tu racontes pas tel ou tel événement super important, ce n’est pas normal !” Alors que je le raconte, mais vers la fin ! Le type avait juste lu son chapitre [rires] ! C’est simplement parce que j’ai utilisé des bouts de son histoire dans d’autres parties.

Mais même si cette organisation peut nous perdre parfois, ça renforce encore le côté humble de ton livre. Il y a plein de petites histoires, de petits épisodes qui se complètent, se répondent, ou même se contredisent. Toujours dans cette idée qu’il n’y a pas une histoire officielle. 
V.P. : Tant mieux, c’était ça le but !

NTM au Globo, par Yoshi Omori

Passons à la couverture. Tu as utilisé une photo, tronquée, de Kool Shen, Solo et JoeyStarr, prise par Yoshi Omori… 
V.P. : Oui. Elle avait déjà été publiée dans le livre Mouvement. On est au Globo, autour de 1987 . C’est le crew 93 NTM, ils n’ont pas encore commencé à rapper à l’époque. C’est encore l’armée mexicaine à l’époque, ils sont très nombreux [rires] ! Sur la photo initiale, il y a cinq personnes. Je voulais une photo de Yoshi, celle-là me plaisait, l’éditeur a pris les droits, mais quand j’ai demandé l’autorisation par courtoisie, il y en a un sur les cinq qui a dit non. On a donc été obligé de couper la photo en deux : on n’allait pas la jeter, elle était payée ! Comme c’est toujours les mêmes qui gagnent, c’est Kool Shen et JoeyStarr qui sont restés sur la partie exploitable ! Ça m’embêtait un peu au départ, je ne tenais pas à mettre NTM en couverture et qu’on croit que c’était pour vendre plus. Mais d’un autre côté, c’est intéressant parce que le titre, Regarde Ta Jeunesse Dans Les Yeux, c’est une phase de Kool Shen dans le morceau Le Monde De Demain. Sur la photo il a un air un peu menaçant, avec un regard très “Nique Ta Mère” ! Ça fait une petite mise en abîme.
 
Tu as choisi le titre après la photo ? 

V.P. : Non, avant. Je l’ai choisi parce qu’on parle d’une génération de personnes qu’on a oubliée, et je trouvais ça joli de dire : “Regardons-les, pour une fois. Arrêtons-nous quelques secondes et regardons cette génération des années  80, ces gamins qui avaient entre 12 et 25 ans, que personne n’a jamais regardés.” Plein de bouquins avaient été faits sur d’autres mouvements, le punk, le rock… mais pas encore celui-là.

Et puis c’est aussi une génération qui a construit une grosse machine à fric ! 

V.P. : Elle a construit le hip-hop français ! D’abord de façon désintéressée, comme tout adolescent : ces gamins ont pris le rap américain dans les dents, et à cet âge-là tu t’amuses, tu ne réfléchis pas, tu veux juste être le meilleur. Que ce soit en rap, en graff, en danse…, tu veux impressionner ton pote, ton quartier, mais aussi tous ceux que tu n’aimes pas. C’était d’abord un hobby, un exutoire pour certains, quelque chose de très identitaire, quelque chose de très fort. Et ça s’est construit peu à peu à travers des mythes, des rites, des héros, des lieux, des codes… Sans le savoir, une culture s’est créée qui n’était pas qu’une pâle copie de la culture américaine comme certains l’ont cru, et c’est grâce à tous ces passionnés. J’explique donc comment cette génération a d’abord mis en place une vraie culture, qui ne deviendra une machine que dans les années 90, avec une économie qui se chiffre en dizaines de millions. Quand on arrive à l’apogée, L’École Du Micro d’Argent de IAM, ou juste avant que débarquent les graveurs de CD en 1999-2000, c’était gigantesque. Et depuis les années 2000, on est même passé à la culture de masse, avec Jay-Z dans le magazine Public, alors qu’au départ, tu n’entendais pas un seul morceau de rap sur Fun Radio. Donc on est quand même arrivé à quelque chose ! Et même s’il y a toujours une certaine incompréhension, elle diminue peu à peu, puisque ceux qui arrivent dans les médias aujourd’hui ont connu cette période.

Ce n’est pas pour ça qu’ils sont mieux intentionnés ! 

V.P. : Non, mais ils n’ont pas le même regard quand même. Ils n’y voient plus seulement du “boum boum” qui n’a rien à voir avec la musique. Les premières chroniques parues dans le mensuel Rock & Folk étaient carrément racistes ! “Musique de nègre”, etc. Et ça ne dérangeait pas.


"Deux Mondes Parallèles", Stalingrad, Yoshi Omori


Homophobes, en prime : on disait que c’était de la musique pour homosexuels, ce qui sous leur plume était insultant ! Il faut dire qu’à l’époque, l’homosexualité était encore un délit au regard de la Loi, ça n’a été dépénalisé qu’en 1981 ou 1982, ce qui bien-sûr n’excuse rien. Pour en revenir à la construction du livre, tu places aussi des petits “focus” sur des événements sociaux, comme toile de fond à ce que tu racontes. Pourquoi ce choix ?

V.P. : Comme je l’ai déjà dit, je ne suis ni sociologue, ni historien, donc je n’allais pas pondre des grandes théories reliant rap et société comme le font certains. Mais j’ai quand même mis quelques “flashs” pour rappeler la vie politique et sociale de l’époque. Une ou deux pages à chaque fois, pas plus, pour qu’un gamin de 20 ans qui prendrait le bouquin puisse avoir une idée de ce qu’étaient les années 80 en France. La gauche au pouvoir, la droite qui revient, les émeutes de Vénissieux, les premiers charters, les manifs Devacquet… Essayer de décrire un peu l’atmosphère, la vie des quartiers, la banlieue qui change : ce ne sont plus des loulous avec une banane et un perfecto qui boivent de la Valstar [bière en bouteilles consignées, aujourd’hui disparue  - NDLR]. On passe à des enfants d’immigrés qui s’habillent plutôt en Adidas, en K-Way, qui n’écoutent plus la musique de leurs grands frères. Il y a un changement radical en quelques années. Je parle aussi de l’apparition des ZEP [Zones d’Éducation Prioritaires - NDLR], de la Marche pour l’Égalité très vite récupérée par SOS Racisme [satellite du Parti Socialiste - NDLR], de l’émergence des radios libres… Comme des petits rappels pour mieux comprendre ce qui s’est passé. Je ne dis pas trop de bêtises je crois, je ne m’enfonce pas dans de grandes théories. Et puis les gens te parlent de tout ça, de toute façon. Ils te parlent des skins nazis, par exemple, dont Paris a été nettoyée par certains à l’époque…

 
C’est une autre histoire sur laquelle les gens se bagarrent celle-là ! Qui a vraiment nettoyé les rues de Paris des fachos ? Il n’y a pas d’histoire officielle de ça non plus ! 

V.P. : C’est vrai. Mais dans mon bouquin je ne parle pas trop des “bandes”, d’ailleurs, de skins ou autres. Je fais bien la distinction avec les crews, comme le font ceux qui ont vécu cette période. Les crews de graffeurs ou de danseurs qui étaient là pour vivre le hip-hop n’avaient rien à voir avec des bandes comme les Panthers, par exemple, qui étaient là pour se taper contre les skins nazis. Beaucoup ont fait des amalgames. C’est comme ça que tu te retrouves avec le quotidien France Soir qui publie la carte des gangs en France et qui parle des Little MC’s ou des NTM comme de gangs, ou des Zulus comme d’un groupe paramilitaire ! Et même les bandes c’est pas encore des gangs ! On n’est pas aux États-Unis, ce n’est pas du tout la même chose ! Moi je me suis limité aux gens qui aimaient le hip-hop. Les Requins Vicieux, au départ, c’étaient des danseurs. C’est pour ça que je parle d’eux, de leurs débuts. Après, ça ne me regarde plus, je ne connais pas et je ne cherche pas à connaître… Mais les débuts, avec MC Jean Gab’1 notamment qui m’en parle, ça m’intéresse. Pour lui, la danse c’était super important ! Alors certes, ils tapaient quelques baskets, quelques manteaux, ils allaient se taper dehors… Il y avait de la violence, au terrain vague ça se tapait régulièrement, il y avait de la dépouille… Le mec qui se pointait avec un appareil photo en se croyant au zoo, il allait repartir en slip ! Si tu ne connaissais pas, il valait mieux se faire tout petit, il y avait quand-même certains codes. La violence était présente, c’est vrai, mais ce n’était pas l’élément moteur.
 
C’était une culture de mecs de quartiers, normal ! Et puis il y avait un phénomène d’envie. Celui qui habitait loin de Paname, qui n’avait pas accès aux boutiques ou aux voyages à New York, ça pouvait arriver qu’il ait envie de se servir… 

V.P. : Tu pouvais trouver de la sape chez Dan de Ticaret, qui importait, mais ça coûtait un certain prix, quoi… Une name plate [boucle de ceinture composable dans laquelle on mettait son nom en grosses lettres - NDLR], ce n’était pas donné !
 

New York City Rap Tour à Londres

 Un autre truc passionnant du bouquin, c’est que ça rappelle un malentendu  : en fait, le rap en France est d’abord arrivé par le spectacle. Dès 1984, il passe à la télé, avec Sidney et les boîtes de prod’ derrière, sur la bande FM avec Radio 7… Ça crée une grosse mode du “smurf” dans les cours de récréation, et puis c’est très vite enterré. Début 1985, c’est fini. 

V.P. : Vis-à-vis des médias, il y a eu trois phases. D’abord, tu as le “New York City Rap Tour” organisé en 1982 par Bernard Zekri et Massadian, un OVNI auquel personne ne comprend rien. Zekri était parti très tôt à New York, et avait fait connaissance avec le hip-hop, un peu par hasard. Il est devenu très vite ami avec Bambaataa, avec des graffeurs comme Futura 2000, avec Rammelzee, avec le Rocksteady Crew, plein de gens qui vivaient dans le Bronx et qui descendaient à Manhattan, au Roxy’s… Il a décidé, en reprenant une idée de Massadian qui n’avait pas marché un peu plus tôt, de faire la première tournée internationale de hip-hop. Il ramène le Bronx en France ! Il le ramènera même ensuite en Angleterre. Déjà que personne ne comprenait le hip-hop à Manhattan, à part quelques “branchés”, alors imagine à Paris ! La tournée est même passée par Belfort, par Mulhouse ! Sur scène, on se retrouve avec Grand Mixer DST et Bambaataa qui scratchent, des mecs qui rappent, d’autres qui font des graffs dans le fond, d’autres de la danse, des filles qui font du double dutch [des figures en rythme entre deux cordes à sauter - NDLR]… Tout ça arrive en pleine tête de ceux qui faisaient du roller ou du jazz rock, ils ne comprennent rien ! À Londres pas plus d’ailleurs…
 

Tu dis, en reprenant ce qu’on avait dit du premier album du Velvet Underground, que si même mille personnes ont assisté à cette tournée, ces 1000 personnes ont fondé un groupe après. 
V.P. : Oui. Ceux qui étaient à cette tournée ont vraiment pris une grosse claque. Ils n’ont pas bien su ce que c’était, mais c’est resté gravé en eux : “C’est pour moi !” Ceux qui ont vécu ces moments-là – ou ceux qui l’ont vu à la télé parce que la tournée avait été retransmise dans Megahertz [émission télé de 1982 à 1984 sur TF1, animée par Alain Maneval qui participera également activement à une des deux dates françaises de la tournée, le 27 novembre 82 à l’Hippodrome de la Porte de Pantin - NDLR] – se sont mis dedans, ils se sont attachés au délire… C’est à partir de ce moment-là que toute une partie de la jeunesse va quitter la musique des grands. Les petits frères prennent le hip-hop pour eux, ils ne le lâchent plus. Ils vont au Bata, ça devient des puristes, des activistes… Ceux-là, quand ils voient arriver l’émission H.I.P.-H.O.P. en 1984, ils y voient un truc pour les gamins, ils connaissent déjà ça depuis un bout de temps. Médiatiquement, il y a donc un petit trou entre le “New York City Rap Tour” et Sidney. Deux piges. Cinq disques étaient sortis au moment de la tournée, mais ils n’avaient pas du tout marché en France. Pourtant “Change The Beat” [de Fab 5 Freddy, sorti en 1981 sur le label français Celluloid - NDLR] – un des cinq – avait cartonné aux États-Unis et en Angleterre.



 
Et c’est peut-être le disque le plus scratché de l’histoire ! 

V.P. : Oui, avec ce fameux “Fresh” de Fab  5 Freddy, un cut spécial pour les scratcheurs ! Sur la face B, avec la femme de Bernard Zekri, Beside, qui rappe ! Ce “Fresh” va être repris après par GrandMixer DXT pour Herbie Hancock [sur le single “Rockit” produit par Bill Laswell, paru en 1983 chez Columbia - NDLR]. Mais après ce disque, on a un creux, jusqu’à 1984 et l’arrivée à la télé de H.I.P.H.O.P. Ça fait un carton, ça devient la grande mode, tous les gamins dansent le smurf dans la cour de l’école. Sur le mode bon enfant : le Club Dorothée, Annie Cordy, William Lémergie dansent le smurf ! C’est une mode, comme les scoubidous, les mains collantes, les autocollants Panini. Ça dure un an, puis les médias jettent tout. C’était fini ! C’est sans doute tant mieux que ce soit mort comme ça. Une culture ne pouvait pas prendre pour racines Annie Cordy ou même l’émission de Sidney. Il fallait un liant plus fort, qu’on va trouver chez les premiers danseurs du Bata, à la salle Paco Rabanne où les premiers groupes se constituent, au terrain vague. Les premiers graffeurs arrivent dans Paris, d’abord aux quais de Seine, puis sur les palissades du Louvre, celles de Beaubourg, et enfin au terrain vague. Paco Rabanne avait gentiment mis à disposition sa salle à des gamins qui voulaient s’entraîner à la danse ! Il allait jusqu’à leur payer à bouffer. Il faisait ça de manière complètement désintéressée. Beaucoup de l’époque lui sont reconnaissants, et si quelqu’un comme Jean Gab’1 te dit que c’était un bon gars, on a tendance à le croire, il se gênerait pas pour dire le contraire ! Un type vraiment généreux. Donc toute cette sauce prend peu à peu, qui se retrouvera au terrain vague, avec la boutique Ticaret de Dan juste à côté, on s’échange des disques, on parle des nouveautés… Les disciplines sont indissociables à ce moment-là : tu as un pote qui danse, un qui graffe, un autre qui rappe… On se regroupe par affinités, et par talent aussi… On commence à s’intéresser à la Zulu Nation. Mais il y a aussi juste des potes qui zonent, parce que c’est d’abord un truc générationnel, identitaire. Ça se construit hors des médias, pour finir par arriver au Globo, à l’émission Deenastyle, à un embryon de ce que sera l’explosion de 1989-1990.

Il y avait quand même des émissions de radio, mais sur des petites stations, et peu en dehors de Paris. 

V.P. : Oui, il y avait même plein d’émissions, et pas seulement sur Radio 7 malgré ce qu’on croit. C’était encore l’époque des disques “import”, donc ça permettait à ceux qui ne pouvaient pas les acheter de découvrir tout ça. C’est là où l’histoire du rap français telle qu’elle est racontée dans les livres ne va pas. Il ne faut pas confondre la pratique commerciale du rap avec la pratique culturelle. Ce sont deux choses différentes, qui n’évoluent pas en parallèle. Pendant 10  ans, bien avant l’explosion commerciale, tu as des gens qui sont très impliqués, qui prennent la culture très à cœur.

Tu dis dans le livre que ces dix années ont permis au hip-hop de “naître à nouveau”. Comme s’il avait existé avant même de penser à naître. La fin brutale de l’émission H.I.P.-H.O.P. lui a permis de se construire vraiment en tant que contre-culture. 

V.P. :
Oui. Il fallait que le hip-hop en chie pour que ça marche, pour que ça prenne parmi les jeunes. Dans toute culture naissante, il faut qu’il y ait des gens – et ce n’est pas forcément ceux qui seront connus après – qui mangent des cailloux. Il faut qu’il y ait au départ des activistes purs et durs qui ne lâchent pas le morceau. Des gens qui ne pensent qu’à ça, de façon désintéressée. Un mec comme Dee Nasty, il était partout : émissions de radio, concours de scratch… Au début il a même graffé, il a rappé. Il fallait tous ces mecs qui ne fassent ça que par passion. Et quand tu l’as, cette passion, elle se communique naturellement. Les types qui allaient au terrain vague et qui voyaient Dee Nasty mixer, ça les rendait fous. Quand ils entendaient rapper Jhony Go et Destroy  Man, pareil ! Un gamin comme Stomy, à 13 piges, ça l’a grave impressionné ! Cette passion s’est transmise, elle est devenue virale. Ça a été salutaire que le smurf meurt, pour que tous les vrais passionnés vivent ça entre eux, construisent les fondements de leur culture et la transmettent. Après, bien-sûr, comme pour toute autre contre-culture, le phénomène commercial va reprendre tout ce qui a été créé. Chez ceux qui ont mangé les cailloux, certains n’auront rien, d’autres un peu, d’autres quelques miettes, et d’autres, parfois, le pactole… Mais de toute façon il fallait en passer par là, sinon ça n’aurait été qu’une mode vite oubliée.




Sidney a un peu une image de bouffon aujourd’hui, le symbole du dévoiement du hip-hop dès les origines, mais on oublie qu’il a été auparavant un vrai activiste hip-hop. C’est un de ceux qui a monté les premières émissions de funk, qui dès 1980-1981 a donné à “L’Émeraude” des soirées funk mémorables… 

V.P. : Oui, il y passe les premiers disques de hip-hop, il passe du funk, du jazz-rock – jamais de disco. C’est “double face” : avec l’émission télé, il se laisse un peu dépasser, comme un type qui gagne au Loto. Mais très tôt c’est un activiste. Très tôt il rencontre Bambaataa, il fait son émission surRadio 7 [à partir de 1981 - NDLR], c’est un puriste qui adore les disques, un vrai “vinyl addict”, c’est un musicien qui a un groupe de funk… Toute une génération ne se rappelle de lui que dans H.I.P.H.O.P., cabotinant avec ses bracelets de force : “Hé les frères ! Hé les sœurs !”, d’où cette image de bouffon. Mais il ne l’a eu qu’après coup en réalité, parce que sur le moment, tous les gamins qui regardaient l’émission ne bougeaient pas une oreille, ils adoraient. Ceux qui étaient plus vieux se moquaient gentiment, mais ils étaient quand même bien contents de voir GrandMixer DXT, Herbie Hancock ou Bambaataa, donc ils regardaient aussi. Avec la mode smurf, il a fini par être invité dans toutes les émissions, et il a tout accepté par enthousiasme, sans forcément calculer qu’on allait se foutre de lui : “Allez Sidney, fais-nous un peu de smurf, fais-nous un petit Yo !”. Genre bête de cirque. Tous les gamins pour qui ça comptait, ils se sont mis à le détester. Il ne pouvait pas mettre un pied au terrain vague, il se serait fait lyncher direct. Parce que c’était des adolescents, à cet âge, tout est sérieux, tu n’as pas de recul, tu ne fais pas de compromission. À partir de là, c’est devenu le traître. Le temps a passé maintenant, on le revoit, c’est un très bon DJ, on a dépassé tout ça, on se rappelle de lui à “l’Émeraude”. L’image change, il ne faut pas retenir que ses cabotinages, il faut aller plus loin.

C’est aussi le premier présentateur noir à la télé, ce n’est pas rien ! Et c’est la première émission hip-hop au monde ! Et puis tous ces gosses qui vont lui cracher dessus après, ils avaient 11 ou 12 ans à l’époque de l’émission, il a déclenché des vocations. Stomy, Sheek… 

V.P. : Stomy lui a même écrit une lettre pour participer à l’émission ! Ils sont plein comme ça ! C’est sûr qu’au début du Ministère Ä.M.E.R., si tu posais la question à Stomy, il aurait sans doute répondu que c’était un blaireau. Mais à l’époque, Sidney c’était son héros. Il rêvait d’y aller et d’avoir un autographe. Les quelques livres qui vont te parler du hip-hop avant 1990 ne parlent que de l’épisode H.I.P.-H.O.P., alors que ce n’est qu’une goutte d’eau. Même pour Sidney, qui a d’ailleurs adoré le bouquin [rires] ! Il a beaucoup de recul. Il avait été mis en pleine lumière, il n’a pas pu trop regarder ce qui se passait autour, donc il a découvert plein de parcours qu’il ne connaissait pas et qui l’intéressent beaucoup.

Très vite, le Hip-hop a été présenté comme la musique du ghetto. Dès 1985, en France, ça devient synonyme de bandes, de violence. Mais en fait, en France comme aux États-Unis, le hiphop est aussi né d’un mélange avec une certaine branchitude, une certaine bourgeoisie, dans les clubs. À New York le Roxy’s, à Paris le Globo. Avec les figures d’Agnès B., de Paco Rabanne… 

V.P. : Tout à fait. Que le hip-hop en France vienne de banlieue, c’est un mythe. Ça se vivait à Paris au départ. Les banlieusards qui voulaient le connaître devaient venir à Paris. Ça se vivait dans des clubs, dans des MJC, dans des radios… Et oui, très vite les branchés ont accroché. Radio Nova et le mensuel Actuel se sont mis dessus, dès la tournée de 1982. Le Globo, en 198788, les soirées à Bobino où on retrouve plein de gens de la mode… Donc il y a toute cette “branchitude” qui se mélange, comme aux ÉtatsUnis quand Debbie Harry [du groupe Blondie - NDLR] s’intéresse au hip-hop, va voir des block parties dans le Bronx, l’intègre dans sa musique, puis la naissance du Roxy’s… Il fallait qu’il y ait cette connexion, sinon c’était condamné à mourir ou à rester invisible. Ça c’est passé de la même manière aux USA et en France : les branchés s’en sont mêlés, on a “commercialisé” le hip-hop, ça l’a rendu économiquement et commercialement intéressant.




 
Dans le regain qui démarre en 1986, il y a aussi le fait que c’est le moment de l’envol “musical” du hip-hop aux USA : de plus en plus de disques nous parviennent, des albums assez incroyables, qui donnent en France du carburant pour se repassionner pour l’aspect musical de la culture, pour ne plus se contenter d’écouter des artistes français qui ne parlaient qu’à ceux qui étaient vraiment dans le truc. Jhony Go et Destroy Man, si tu n’étais pas à fond dedans, tu trouvais ça naze ! Si on avait eu que ça, on serait retourné au Funk ou au Reggae – les sound systems étaient très puissants à l’époque. Mais il y a tous ces disques qui débarquent en bacs et qui donnent envie d’entendre des paroles en français avec la même qualité musicale. 

V.P. : Solo [ex-Assassin - NDLR] disait lui-même qu’il s’était mis à rapper pour que Jhony Go et Destroy Man se taisent [rires]  ! Les plus jeunes veulent toujours tuer les plus âgés… Ils trouvaient ça nul : “Quoi, c’est ça rapper ? Moi je vais écrire des vrais textes.” Et quand on voit arriver Eric B & Rakim ou Big Daddy Kane, en terme de flows, ce n’est plus du tout pareil. On est loin de RunD.M.C., ce flow “en résonance” où ils braillent tous les deux en même temps, ce que faisaient un peu Jhony Go et Destroy Man. Là, plus rien à voir : c’est technique, et il y a plein de petits français qui vont essayer de reconstruire leur langue pour avoir ce flow, qui vont se mettre à bosser l’improvisation, l’ego trip, qui vont vouloir impressionner. Tout se construit dans la compétition, avec toujours un œil sur les États-Unis. Les disques se démocratisent, on se fait circuler des cassettes vidéo avec les premiers magnétoscopes, on se refile des clips de MTV… Ça amène des gens à essayer de faire progresser le rap français, qui en avait bien besoin. C’était parti de très bas ! Dans le graff, c’était moins le cas, très tôt on avait eu des graffeurs aussi forts, voire plus forts, qu’à New York. Mais dans le rap, le complexe était bien là. Ça rappait même en anglais au début, ou en yaourt ! Puis en français, mais ce n’était pas terrible… La maturation a quand même été difficile. 

Comment se passe la réception de ton livre  ? Il y a forcément plein de gens fâchés de ne pas être cités… Parce que tu cites beaucoup de gens, beaucoup d’histoires, mais il en manque évidemment plein ! 
V.P. : Bizarrement, j’ai eu plus de problème avec des gens qui sont cités dans le bouquin qu’avec ceux qui n’y sont pas [rires] ! Certains pensaient sans doute que j’allais parler d’eux davantage. Mais vu le nombre de personnes que j’ai vues, le but n’était pas de toutes les citer, le but était de comprendre cette cette histoire. Donc elles nourrissent le récit, mais sans apparaître nommément. C’était clair dès le début. Mais sinon je n’ai pas eu tant de plaintes ! Un ou deux crews de graffeurs sont venus me voir pour me reprocher de pas être dedans, parce qu’ils estimaient être là depuis le départ. En réalité, au “départ”, il n’y avait que trois quatre crews. Pour eux, le départ c’est la fin des années 80… mais à cette époque, il y avait déjà des centaines de crews ! Je me suis attelé à ceux qui graffaient dès 1982-84… Il y a aussi plein de gens qui ne sont pas dedans mais qui sont contents qu’on raconte cette histoire. C’est un bouquin qu’ils peuvent faire lire à leurs gamins, et c’est comme une sorte de madeleine de Proust. Ils sont contents que ce soit écrit, qu’il reste au moins une trace.
 
Une suite ? 

V.P. : Avec la même exigence ce serait très difficile ! Entre 1990 et 2000 ? Je devrais faire 1500 pages [rires] ! Donc non, pas de suite prévue. Ou peut-être sur un petit sujet précis. Dans les années 90, déjà, les disciplines se sont séparées. Il faudrait donc faire trois ou quatre bouquins ! Il faudrait, de la même manière, aller rencontrer les gens, se borner à une courte période, à un seul groupe, un seul posse, ou un label d’autoproduction, ou certains graffeurs marquants, les premiers spectacles d’un crew de danseurs… Pour l’instant, je n’ai pas vu ce genre de livres. Dans les acteurs qui l’ont vécu, personne ou presque n’a écrit. C’était quoi les débuts du Ministère de 1990 à 1995 ? Et Time Bomb ? C’est mythique dans les années 90, mais c’était qui en vrai, dans le détail ? Il y a un bouquin à faire… 

 
Et la préface de Dee Nasty ? C’est l’adoubement du Grandmaster [rires] ? 

VP :  Je l’avais rencontré très tôt pour le bouquin, bien avant de lui parler de préface. Il n’en avait jamais fait. Dee Nasty, s’il trouve ton truc merdique, il te le dira ! C’est quelqu’un de très franc. Donc j’avais un peu peur quand j’ai fini par lui faire lire. Il m’a juste suggéré quelques trucs, mais pour m’aider, et il a fini par me dire qu’il adorait le bouquin ! Il m’a même dit que c’était le meilleur livre de hip-hop qu’il ait jamais lu [rires] ! Je voulais mettre la phrase en couv’, ou faire une affiche format ciné avec [rires] !



interview : MANU (BLACKMIR) et YANN CHERRUAULT
Publié dans International Hip Hop Magazine #4, dispo sur ihh.bigcartel.com